Je suis enfin officiellement libre, dégagé de toute obligation, après 12 ans. J’ai reçu la lettre de licenciement. La période Sans-Détour, entreprise dont j’ai participé à la création, fait désormais partie de mon passé. Et j’en suis soulagé. À un point qu’il est difficile à concevoir. Alors oui, il y a eu de très belles choses, mais malheureusement occultées par une descente aux Enfers.

Ce que je partage dans cet article, c’est juste mon vécu, ce que je sais, et ce que ne sais pas. J’écris ces mots car j’ai vu passer tant de commentaires, d’interrogations, de vérités vraies assenées avec grandiloquence en n’étant qu’un tissu de rumeurs et d’allégations infondées. Il me semble donc nécessaire de reposer les choses de manière factuelle, car je ne prête aucune foi aux diatribes de ceux qui prétendent savoir. En espérant même que cela les éclairera un tant soit peu et qu’ils pourront prendre le recul qu’il est nécessaire d’avoir.

Avant toute chose, il est important de comprendre que Sans-Détour était rapidement devenue une entité bicéphale, avec d’un côté l’équipe de production et d’un autre les « grands pontes » avec une vision financière. Que les bureaux des employés étaient situés à Nancy, loin des décideurs, avec pour principal canal de communication les e-mails et une réunion trimestrielle.

Ce mode de fonctionnement aurait très bien pu être viable, si les deux branches de cette entité n’avaient pas pris des chemins divergents. Combien de fois ai-je lu que les livres étaient superbes, que la qualité était au rendez-vous, mais que la gestion était désastreuse ? Cet aspect bicéphale donnait un début de réponse à cet état de fait : une équipe de production ayant pour objectif de sortir de beaux titres, de qualité. Et de l’autre, des objectifs purement financiers.

Alors oui, je le sais, il faut les deux pour qu’une entreprise tourne. Et je n’ai rien contre ça.

Encore une fois, le problème n’est pas tant l’état de fait « structurel » de ce modèle actuel. Mais bien la dichotomie qui en a résulté. Combien de fois avons-nous reçu des directives du type « il nous faut un crowdfunding qui fasse tel objectif financier pour telle date », le tout dans des délais ultra serrés, à devoir improviser en un mois un projet qui, dans des circonstances normales, aurait dû en prendre plusieurs.

Quand je repense à l’année, voire plus, qu’il m’avait fallu pour orchestrer l’édition simple et collector de « Par-delà les Montagnes Hallucinées » ou la première édition des « Masques de Nyarlathothep », c’est un miracle d’avoir réussi à sortir des titres aussi imposants par la suite, dans des délais de plus en plus serrés. Vous vous demandiez d’où venaient les soucis comme « le critérium en plastacier », ou la sacoche en faux cuir de goudron de canard ? Ne cherchez pas plus loin : des délais très serrés et des réductions de coûts de production, le tout imposé au nom de la rentabilité et du profit.

Déjà, à ce stade, de directeur éditorial ou/et artistique, je n’avais plus que le titre, car dans les faits, on me demandait juste de gérer un projet imposé par des choix purement économiques pour qu’il soit le plus rentable possible, avec les moyens du bord (oui, je sais, vu les sommes récoltées, ça peut sembler ubuesque, mais c’était bien le cas). Si j’écris cela, ce n’est pas pour m’absoudre d’une part de responsabilité, car ne serait-ce qu’en acceptant cet état de fait, j’en avais une.

Cela a duré un temps mais, assez rapidement, je n’en pouvais plus. Vraiment plus. Tout cela était bien trop loin de mes aspirations, de ma philosophie. Alors, pourquoi ne pas avoir claqué la porte, me direz-vous ? Simplement parce que pour faire cela, il faut en avoir les moyens ou les opportunités. Et comme beaucoup, j’ai besoin de remplir le frigo…

Ajoutez à cela une communication interne désastreuse entre ces deux moitiés de l’entité : non seulement nous ne parlions plus le même langage, mais en tant qu’employés, nous découvrions par les réseaux ou par les contacts externes ce qui se passait. Apprendre la perte de la licence de L’Appel de Cthulhu en même temps que tout le monde alors qu’en interne on nous disait qu’il n’y avait aucun souci… C’est assez magique, somme toute. Je sais, c’est difficile à croire, et pourtant…

Passons maintenant aux sujets les plus épineux, qui ont cristallisé beaucoup de réactions, suscité beaucoup de débats. Aventures et Confrontation. À mon sens, ces projets ont concentré tous les défauts précités, et plus encore. Une logique de cavalerie. Car avec le recul, j’en suis convaincu, ce n’était que ça : des caisses vides avec le besoin impérieux de rentrer du cash, sans aucune considération pour le projet en lui-même.

J’avais la charge du dossier Aventures chez Sans-Détour. Et tout se passait très bien avec Mahyar. Nous avions des échanges passionnés et productifs toutes les semaines sur la construction du jeu, la ligne éditoriale, et ça avançait bien. Je voyais même se profiler un univers riche et intéressant, davantage que l’émission ne le laissait déjà transparaître. Bref, c’était la possibilité de transformer un crowdfunding qui s’était fait dans l’urgence en superbe projet.

Mais tout cela a pris fin lorsque j’ai découvert au travers d’échanges de mails que même d’autres auteurs de Sans-Détour n’étaient plus payés, contrairement à ce que nous affirmait la direction.

Les demandes légitimes d’éléments comptables pour produire le jeu étant restées lettre morte, s’en est suivi une procédure légale, afin d’obtenir ceux-ci. Et Sans-Détour est resté muet. Jusqu’au jour des échanges par communiqués interposés. Je cite : « C’est avec stupeur et incompréhension que les éditions Sans-Détour ont appris… » Alors que depuis plusieurs mois il y avait des demandes explicites, écrites, légales de la part de Mahyar.

Je crois que c’est à ce moment-là, qui coïncidait avec l’annonce publique de Chaosium sur les royautés impayées sur L’Appel de Cthulhu, que j’ai définitivement compris qu’il n’y avait plus rien à sauver. Que la façade des éditions Sans-Détour n’était plus qu’un jeu de contre-vérités, et que même en interne nous ne savions pas ce qui se passait.

Et il aura fallu deux ans après ces incidents pour enfin en voir la conclusion. Avant d’en venir à cela, je voudrais parler du projet Confrontation. Je n’ai pas participé à celui-ci, et je l’ai donc vu de loin. La seule intervention qu’a eue le bureau de Nancy s’est limitée à l’aspect graphique. Même pas un accès au crowdfunding pour éventuellement réagir à des commentaires… Bref, nous n’avions pas du tout la main. Pour nous, ce fut l’incompréhension de voir le lancement sans aucune présence de l’équipe sur le kickstarter pour répondre aux questions des souscripteurs.

Et même si par la suite, d’après les grands visionnaires financiers, ce fut une très belle réussite, je n’avais quant à moi aucun doute sur le désastre non seulement du crowdfunding en tant que tel, mais aussi de ses conséquences.

L’une des questions les plus fréquentes que j’ai pu voir sur les réseaux depuis deux ans, c’est « où est passé l’argent » ? Il faut dire que ça fait une sacrée somme, ces deux financements cumulés… Franchement, je n’en sais rien. Car même en se torturant les méninges avec tous les calculs possibles, en sachant que personne n’a été payé, ou presque, en enlevant les montants des salaires connus, les charges… on ne peut que se poser cette même question : où est passé l’argent ?

Après toutes ces péripéties, des attentes, des angoisses, me voilà enfin libéré d’une situation plus que pesante. Passer des années, et je pèse mes mots, lié par un contrat, ne pouvant rien faire, ne pouvant m’exprimer, ne pouvant dire ce que je pensais de la situation, c’est non seulement terriblement frustrant, mais destructeur.

Passer deux ans à être payé en étant mis au placard, sans rien à faire, alors que j’ai proposé toutes les solutions légales possibles pour rompre le contrat, m’est incompréhensible. Ma seule hypothèse : on me poussait  à la démission. Ce qui n’était pas envisageable pour moi. Je sais, c’est hallucinant de se dire qu’une TPE préfère retenir quelqu’un pendant tout ce temps plutôt que de trouver un arrangement simple et rapide. Si vous ne me croyez pas, je ne pourrais pas vous en vouloir, tellement c’est énorme comme situation.

En tout cas, tout cela m’aura beaucoup appris. Surtout tout ce qu’il ne faut pas faire. J’ai au moins mis à profit ce temps pour préparer mes projets personnels, sous les couleurs du Rafiot Fringant, en accord avec mes valeurs.

Ces projets latents que je ne pouvais développer durant ces années « Usine » où les créations internes n’avaient aucune place, car seules les licences potentiellement juteuses étaient dignes du catalogue.

Ainsi donc, avec ma liberté, je peux pleinement m’exprimer, me laisser aller, à tenter des choses, retrouver le plaisir d’écrire pour écrire, sans obsessions financières, sans objectifs de résultat. Redevenir l’artisan que jamais je n’aurais dû cesser d’être. Pêle-mêle, voici quelques projets en cours et déjà bien avancés dans mon processus de reconstruction.

Un jeu de société avec des soldats et des dinosaures, à jouer avec les jouets de notre enfance, Dino Soldiers, et disponible en PnP.

Un jeu de rôle narratif, basé sur la mécanique du black jack, qui est écrit et sera publié prochainement, Tribute. Un ovni qui je l’espère saura trouver grâce aux yeux de son public.

Et une nouvelle édition d’Arkeos, sur laquelle je travaille de longue date, est dans les tuyaux. Faire peau neuve avec cet univers à la Indiana Jones que je chéris toujours autant.

En espérant vous avoir éclairé un tant soit peu sur ce feuilleton qui aura fait couler beaucoup d’encre, et perdre des années à certains, de l’argent à d’autres. En souhaitant ne plus jamais revoir un tel gâchis, de près ou de loin.

Et pour ceux qui voudraient en savoir plus sur mon parcours, vous pouvez lire cet article.

Christian Grussi

Ailleurs, sur le même sujet : le communiqué d’Ulule sur la liquidation des éditions Sans-Détour, dévoilant des éléments factuels évoqués ici.